Au soleil
À l’automne de mes vingt-trois ans, je retrouvai une fille dans une auberge en bord de mer. C’était le commencement d’un amour.
Soudain, tout en gardant la tête bien droite, elle leva le bras pour dissimuler son visage derrière sa manche.
Je me suis encore laissé aller à mes mauvaises habitudes, me dis-je alors. Confus, je pris l’air embarrassé.
— Je fixais ton visage, n’est-ce pas ?
— Oui – enfin, pas tant que cela.
Sa voix était moelleuse, ses paroles drôles, ce qui me soulagea un peu.
— Ça t’ennuie ?
— Non. Non, pas vraiment – ça ne fait rien.
Elle baissa le bras et eut une expression dans laquelle transparaissait le léger effort qu’elle faisait pour accepter mon regard. Je détournai les yeux et contemplai la mer.
J’ai la fâcheuse manie de dévisager les gens près de moi, ce qui ennuie la plupart. Je dois me corriger, me dis-je toujours, mais ne pas regarder le visage de mes proches est devenu une souffrance. Et, chaque fois que je me surprends à m’être laissé aller, j’éprouve un violent dégoût envers moi-même. Je me demande si dans mon enfance, quand, devenu orphelin et ayant perdu jusqu’à ma maison, j’avais été accueilli chez des étrangers, je n’ai pas passé mon temps à scruter la mine des gens, si ma manie ne vient pas de là.
Je me suis, un temps, désespérément interrogé pour savoir si elle est apparue après que j’ai été recueilli chez des étrangers, ou si j’en étais déjà la proie quand j’étais chez moi, mais aucun souvenir ne m’est revenu qui puisse trancher la question.
Or ce jour-là, lorsque, m’efforçant de ne pas regarder la fille, j’avais détourné les yeux vers la mer, la plage était baignée par un soleil d’automne. Et ce soleil réveilla de vieux souvenirs enfouis.
Après la mort de mes deux parents, j’ai vécu près de dix ans seul avec mon grand-père dans une maison à la campagne. Mon grand-père était aveugle. Pendant des années, il resta devant un brasero dans la même pièce, au même endroit, assis face à l’est. Parfois, d’un mouvement de tête, il se tournait vers le sud. Jamais il n’exposait son visage au nord. Cette manie, dès l’instant où je m’en avisai, ne cessa de me préoccuper. Parfois, je m’asseyais de longs moments devant lui et le fixais, me demandant s’il ne se tournerait pas une fois vers le nord. Or, comme un automate électrique dont la tête pivoterait toutes les cinq minutes uniquement vers la droite, il ne se tournait que vers le sud, ce qui m’effrayait un peu tout en me rendant mélancolique. Le sud, c’était le soleil. À des yeux aveugles, le sud seul devait sembler légèrement lumineux, essayais-je de me dire.
Je venais de me remémorer ce soleil tombé dans l’oubli.
Je fixais mon grand-père en espérant qu’il se tournerait vers le nord, et, ayant de surcroît affaire à un aveugle, j’étais tout naturellement amené, moi, à le dévisager. De là, ma manie de regarder le visage des gens, compris-je grâce à ce souvenir. Elle remontait au temps où j’étais encore chez moi. Ce n’était pas un vestige de ma servilité. Et je pouvais en toute quiétude éprouver de la compassion pour moi-même d’avoir été amené à prendre cette manie. À cette pensée, j’éprouvai une joie telle que j’en aurais volontiers dansé. À plus forte raison à un âge où j’étais rempli du désir de préserver ma pureté pour cette fille.
— J’ai l’habitude, mais j’ai un peu honte, dit-elle encore.
Dans sa voix, je crus déceler la permission de reporter mes yeux vers elle. Depuis tout à l’heure, elle semblait s’en vouloir du geste qu’elle avait eu devant moi.
Je la regardai, avec gaieté. Elle rougit un peu, puis se composa une expression empreinte de rouerie.
— Ma figure ? Mais il n’y a pas de souci à se faire, bientôt, à la voir soir et matin, elle n’aura plus guère d’intérêt, dit-elle, puérile.
Je ris. J’eus le sentiment que, soudain, de la tendresse s’était attachée à cette fille. J’eus envie de sortir dans le soleil qui baignait la plage en l’emmenant, elle, ainsi que le souvenir de mon grand-père.